Avant le cinéma

La question de la synchronisation d’une musique à l’image dépasse celle de la musique dite pure comparée à la musique imitative ; également appelée musique à programme par les musicologues. On entend par musique pure celle qui n’exprime rien d’autre qu’elle même alors que la musique imitative est censée contenir un argument, une thématique à laquelle l’auditeur peut se référer.

Le débat ne date pas d’hier. Platon y faisait déjà référence et cette question a fait l’objet de nombreuses controverses tout au long de l’histoire de la musique. Mais ce qui caractérise l’illustration musicale est qu’il ne s’agit pas de savoir si nous avons affaire à une musique pure ou imitative. Seule la sensation ressentie par le spectateur est déterminante si le résultat que constitue le mariage d’une musique avec une image produit une sensation que seuls, que les deux éléments ne peuvent pas produire séparément.

A titre d’exemple, le Trio n°2 opus 100 de Schubert (musique pure), utilisé dans le film Barry Lyndon, devient du fait même de sa juxtaposition avec l’image, un élément narratif qui restera dans la mémoire de nombreux spectateurs comme la musique du film Barry Lyndon. En ce sens, l’image interagit sur la signification de la musique pour une partie du public, plus particulièrement celle qui découvrira l’œuvre musicale dans le film. Les exemples d’utilisations de musiques pures, symphonies ou sonates, sont innombrables au cinéma. Dans de nombreux cas, nous pouvons dire que l’image vampirise la musique en lui donnant un sens qu’elle n’a pas à l’origine. Autre exemple caractéristique, Atmospheres de György Ligeti dans 2001 Odyssée de l’Espace qui, selon nous, ouvre la voie à la Drone Music. Dans la terminologie de la production music, drone est depuis longtemps un mot-clef signifiant accords ou notes tenues ou nappes.

Drone – Wikipédia

L’acte consistant à associer la musique à l’image est antérieur à l’invention du cinéma. Il est possible que le poème symphonique, genre musical destiné à un orchestre sur un sujet littéraire, philosophique, pictural ou descriptif, et branche de la musique dite à programme, soit une des premières expressions de l’illustration musicale. Le but du poème symphonique n’est-il pas de restituer une image mentale, un imaginaire ? Et avant même le poème symphonique, la musique de scène, dite incidental music en anglais, ou musique destinée à souligner la dramaturgie dans le déroulement d’une pièce de théâtre, d’un opéra, et plus tard des comédies musicales, est une autre origine probable des archétypes musicaux ayant forgé notre imaginaire musical dans son rapport à l’image.

Voir: Incidental music – Wikipedia

L’idée de la relation entre la musique et l’image est également très présente chez Claude Debussy, dont la musique dite impressionniste révèle, ne serait-ce que par ses titres, une volonté de transcrire musicalement des sensations et des images. « Reflets dans l’Eau », « Cloches à travers les Feuilles », « Poissons d’Or » – extraits des séries Images I et II justement.

Voir: Musique impressionniste – Wikipédia

Mais manifestement, c’est bien le cinéma qui a mis en évidence le besoin d’entendre de la musique simultanément à la projection d’images afin d’en évoquer le sentiment, l’accentuer, ou de souligner la compréhension des situations. Certains ont prétendu que la musique avait pour fonction première de couvrir le bruit du projecteur. Rien n’est moins sûr. En effet, comment un public non initié aux conventions cinématographiques aurait-il pu comprendre un scénario, l’écriture cinématographique naissante, sans l’apport fondamental de la musique ? N’oublions pas que ce public avait déjà assisté à des représentations théâtrales, plus particulièrement des mélodrames, dans lesquelles la musique constituait un élément essentiel de la trame narrative.

L’expérience consistant à substituer la musique d’une scène d’un film par une autre exprimant le contraire est, à ce titre, révélatrice du rôle profond de la musique et du sens qu’elle est susceptible d’induire par rapport aux images et aux dialogues.

La plupart d’entre nous se rappellent la musique qui accompagnait le cinéma muet : le ragtime ou « le temps déchiré », musique populaire américaine de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle caractérisé par l’utilisation de la syncope. Initialement musique de salon, souvent pour piano, l’utilisation du ragtime dans le cinéma muet coïncide avec la naissance de ce qui deviendra le 7ème Art mais qui n’était encore qu’une attraction foraine. Mais le cinéma muet faisait également appel à des œuvres empruntées au répertoire classique que les pianistes accompagnateurs des films utilisaient en choisissant dans des recueils de thèmes adaptés à des situations prédéterminées tels que la bagarre, la poursuite, les scènes d’amour etc. ou à des personnages : le méchant, l’amoureux etc. Parallèlement à l’improvisation, ces recueils de thèmes constituent une des premières formes de l’illustration musicale puisque, bien que non enregistrée, la musique est préexistante et non composée sur commande pour un film.

C’est ainsi qu’au début du XXème siècle, des compositeurs écrivent les toutes premières musiques spécialement conçues pour l’illustration musicale des films. Dès 1909, Thomas Edison Films édite des partitions « Suggestions for music » et, en 1913, Sam Fox Moving Picture Music édite dans le même but des partitions, aussi bien pour solistes que pour orchestres. En 1912, Camille Saint-Saëns compose une partition pour « l’Assassinat du Duc de Guise », première musique écrite spécialement pour le cinéma. Pour plus de précisons quant au développement de la production music aux Etats-Unis, voir l’article « The History of Production Music » ainsi que les recherches de Paul Mandell auxquels nous empruntons ici de nombreuses informations.

The History of Production Music

En France, au début du XXème siècle, la SACD (Société des Auteurs Compositeurs Dramatiques), créée en 1777 par Beaumarchais et historiquement première société d’auteurs au monde, refuse l’adhésion des compositeurs de musique de cinéma car ne leur reconnaissant pas un statut de créateur digne d’intégrer ses sociétaires. En revanche, la SACEM, créée en 1851, les acceptera. Cette anecdote illustre parfaitement les réticences, voire le manque de clairvoyance, dont peuvent faire preuve les institutions lorsqu’apparaissent de nouvelles formes de création.

Lire la suite : Les années 20